Yvan LECLERC(Université de Rouen)
L’achèvement de l’édition de la Correspondance de Flaubert, dont le cinquième et dernier volume a paru en novembre 2007 dans la Bibliothèque de la Pléiade, se prête au regard rétrospectif sur l’histoire longue de la publication de ces lettres. Elle a commencé très tôt, seulement quatre années après la mort de l’auteur, et s’est accompagnée d’abord d’un débat moral sur l’opportunité de montrer au public ce qui aurait dû rester caché, puis, au début du XXe siècle, d’une discussion littéraire sur sa valeur, en comparaison avec l’œuvre : Flaubert épistolier est-il supérieur ou inférieur à Flaubert écrivain ? Aujourd’hui, la question morale a perdu sa pertinence et presque sa raison d’être ; l’opposition, du point de vue du style, entre l’homme de lettres et l’homme qui envoie des lettres a cessé de retenir l’attention : on l’utilise à côté de l’œuvre comme discours d’accompagnement, commentaire de première main, réservoir de citations. On est passé d’une interrogation sur le droit et sur la valeur à une utilisation généralisée de la correspondance. Un nouveau problème peut donc être légitimement posé : quel usage faisons-nous des lettres de Flaubert, en particulier dans les différents discours critiques ? Dans le même temps, la question de la valeur pourrait être reformulée en termes de poétique, de poétique interne de la lettre : comment Flaubert lisait-il ou relisait-il ses propres lettres ? Il soumettait sa prose à l’épreuve du « gueuloir » ; comment jugeait-il son style épistolaire ?
Histoire des éditions
Chaque génération, ou presque, a refait une édition « générale » de la Correspondance de Flaubert, pour des raisons à la fois quantitatives (les lettres retrouvées) et qualitatives : les mœurs et les convenances évoluent, ainsi que les principes d’édition. Le respect de l’autographe préoccupait moins les premiers éditeurs que les volontés de Flaubert quant à la publication de sa correspondance. On sait qu’il séparait fortement le public et le privé, ne laissant rien paraître de sa personne. Mais ses pratiques en matière de publication de lettres peuvent prêter à deux interprétations contradictoires : il s’émeut quand il entend dire que Louise Colet « serait sur le point de publier » les lettres qu’il lui a adressées ; il détruit une partie des lettres qu’il a reçues. Mais il ne cherche pas à récupérer ses lettres à lui quand il en a l’occasion, par exemple après la mort de George Sand. Sans que l’on parvienne à une certitude en ce domaine, plusieurs indices donnent à penser que Flaubert aurait toléré une publication partielle de ses lettres relatives à la Littérature.
La valeur littéraire de la correspondance
Dans la célèbre querelle sur le style de Flaubert qui a opposé Proust et Thibaudet en 1920, la valeur de la correspondance a joué un rôle important. On a pris l’habitude de mettre en regard deux citations opposées, d’un côté celle de Proust : « Ce qui étonne seulement chez un tel maître c’est la médiocrité de sa correspondance », de l’autre celle de Thibaudet : « Ses lettres sont d’un mouvement entraînant et pittoresque, d’un flux étonnamment vigoureux. » Mais cette divergence résulte d’une évolution sensible de Thibaudet entre son article de 1920 et son ouvrage sur Gustave Flaubert, qui paraît en 1935. Dans un premier temps, Thibaudet trouve la confirmation que Flaubert n’est pas un « écrivain de race » dans les « platitudes » de ses lettres.
Dans l’œuvre, à force de travail sur le style, il peut encore faire illusion ; dans les lettres, non.
Proust partage alors avec Thibaudet la conception de l’épistolaire comme lieu d’expression des qualités « innées ». C’est donc bien à la Correspondance qu’on va demander de rendre témoignage sur l’homme avant ou en-dehors de l’œuvre, pour savoir, au fond, s’il est vraiment écrivain, même et surtout quand il n’écrit pas. Dans ses lettres, l’écrivain est supposé être plus proche d’une origine, d’une source vive de l’intuition et de l’expression immédiate.
Usages critiques de l’épistolaire
Aujourd’hui, la question de la valeur littéraire de la Correspondance, en elle-même ou comparée à l’œuvre, ne semble plus être d’actualité. Nous faisons un large usage des lettres, aussi bien dans le discours biographique que dans le discours critique, Flaubert n’ayant pas laissé d’écrits intimes ni théoriques autres qu’épistolaires.
La forme épistolaire donnée au métadiscours littéraire invite cependant à quelques précautions méthodologiques. Il convient de respecter quatre règles de méthode : le discours par lettres est une théorie à la première personne ; c’est un discours adressé à un interlocuteur ; il est soumis à la temporalité de l’échange entre deux correspondants et à la chronologie des œuvres contemporaines ; c’est un discours privé qui ne répond pas aux lois du discours public.
Poétique de la lettreFlaubert utilise à plusieurs reprises l’expression « style épistolaire » dans sa correspondance : c’est donc pour lui une catégorie constituée, qui fait l’objet d’un apprentissage et d’une reconnaissance scolaire, académique ou mondaine. La lettre à la vicomtesse Lepic (?) du [4 décembre 1871] (Corr., t. V, Suppl., p. 1052-1053) est à cet égard exemplaire : Flaubert multiplie les notes pour identifier les styles qu’il utilise. Cette lettre purement informative (il s’agit de déplacer un rendez-vous) vaut, non par ce qu’elle dit, mais par le discours constant qu’elle tient sur ses formes et sur son contenu.
Il arrive que Flaubert commente également, en plus de l’elocutio, la dispositio de la lettre. Faute d’un discours positif sur la bonne organisation de la lettre, les autocritiques sur les lettres mal tournées, mal venues, pourront servir de critère d’appréciation. On pourra lire la lettre adressée à l’éditeur Charpentier le [16 mai 1879] (Corr., t. V, p. 638), dont voici le post-scriptum : « Ma lettre est bien mal rédigée et pleine de choses qui m’exaspèrent. Mais je suis trop éreinté pour faire mieux. » À première lecture, aucun défaut ne saute aux yeux. Mais on se rend compte que Flaubert a dû être sensible à la discontinuité du propos, sensible par l’absence des connecteurs logiques. À lire de plus près, on perçoit les « choses » qui peuvent exaspérer l’auteur : des répétitions de tournures, de mots et de sonorités. Flaubert gueule-t-il ses lettres comme sa prose ? Probablement non, mais une simple relecture suffit à réveiller son oreille interne.
Les trois questions que nous avons posées apparaissent finalement interdépendantes : la prévision de l’édition, la valeur littéraire et la conscience générique ou rhétorique. Si Flaubert épistolier se relit, se commente, s’autocritique, n’est-ce pas en raison de la considération d’un public lointain, au-delà et après le destinataire singulier ? On ne saurait l’affirmer, car Flaubert n’a cessé de répéter qu’on se devait à soi avant de se devoir aux autres et que le premier impératif de l’écrivain était de se plaire à soi-même. Il reste que la lettre est un genre codé, un lieu de rencontre entre des voix et des styles, un texte intime habité par un intertexte public, un je(u) avec le tu et avec l’Autre. Chaque lettre comme chaque œuvre a sa poétique « insciente », sa poétique interne qu’il faut dégager.
À la suite de l’exposé, des questions ont été posées sur l’esthétique qu’il est possible de formuler à partir de la Correspondance et sur la valeur de vérité que l’on peut accorder à la célèbre déclaration épistolaire du « livre sur rien ».